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Module 3.2

Comment angler son article juridiquement ?

Objectif du module

Ce module vise à aider les journalistes à trouver le bon équilibre entre la rigueur du droit et l’exigence de lisibilité éditoriale, en donnant des outils concrets pour construire un article de legal-checking à la fois fiable et lisible.

✍️ 1. De la vérification à la rédaction

Vérifier une affirmation juridique n’est que la première étape du travail : encore faut-il savoir comment la raconter. Une fois la règle de droit identifiée et l’analyse établie, le défi du journaliste consiste à transformer cette matière – souvent technique – en un article clair, lisible et fidèle au droit positif.

Le droit, parce qu’il est précis et structuré, impose un certain niveau d’exactitude ; le journalisme, lui, exige de la clarté, un fil narratif et un angle. L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre rigueur et lisibilité : expliquer sans simplifier à l’excès, vulgariser sans dénaturer, restituer le raisonnement juridique sans perdre son lecteur.

Dans la pratique quotidienne d’une rédaction, vous êtes confrontés à des déclarations juridiques qui circulent vite : un post devenu viral, une phrase de plateau politique, un extrait de meeting, un élément de langage ministériel, une promesse de programme…

Une fois la vérification réalisée, c’est-à-dire une fois que vous savez ce que dit réellement le droit, reste une étape cruciale : comment le raconter au public ?

C’est là que le legal-checking rencontre pleinement les exigences du journalisme. Comme pour le fact-checking, Il ne s’agit pas seulement de dire « vrai » ou « faux », mais d’ajouter du contexte autour de cette déclaration, d’offrir au lecteur des clés de compréhension d’un système juridique souvent opaque et de rendre intelligible un raisonnement juridique sans le trahir.

Pour cela, il faut parvenir à un double équilibre : ne pas perdre le lecteur dans les termes juridiques et ne pas simplifier trop au point d’altérer le droit.

Ce module vous accompagne dans cette étape : transformer une analyse juridique en un article journalistique solide, clair, rigoureux et efficace, qui respecte la technicité du droit tout en restant adapté pour votre lectorat.

👺 2. Quel droit mobiliser ? Le droit positif comme norme de référence

Pour écrire un article de legal-checking, il est essentiel de partir du bon matériau : le droit positif, c’est-à-dire le droit en vigueur au moment où l’affirmation est prononcée.

Les Surligneurs ne vérifient pas « le droit » au sens philosophique, doctrinal ou spéculatif, mais ce qui est applicable, opposable, et utilisable par un juge. Autrement dit, la règle de droit telle qu’elle existe réellement.

À l’image du fact-checking qui repose sur des faits établis, le legal-checking repose sur les sources officielles du droit :

  • les textes (lois, codes, règlements, traités)
  • la jurisprudence (décisions de justice qui interprètent ces textes)
  • la doctrine majoritaire, c’est-à-dire la lecture la plus communément admise par les juristes

Mobiliser le droit positif, c’est donc choisir les sources qui font autorité, et uniquement celles-ci. Cela implique également de préciser le niveau de norme mobilisé : droit national, droit européen, droit international. Pour cela, il est également important de se former sur la hiérarchie des normes : une affirmation peut être correcte selon un texte, mais contredite par une norme supérieure (Constitution, droit européen, droit international).

3. Comment construire son article ?

a. Choisir l’angle

Chaque vérification peut donner lieu à plusieurs manières de raconter l’information. L’angle dépend de la nature du propos vérifié, de son importance dans le débat public et du besoin du lecteur.

Les principaux angles possibles sont :

  • Explicatif : rendre compréhensible une règle de droit souvent mal connue
    Clarifier ce que dit réellement la loi sur un sujet polémique

Exemple : Nicolas Sarkozy en prison : ce que dit vraiment le droit sur une possible sortie rapide

Pourquoi c’est un angle explicatif ? Dans cet article, l’objectif n’est pas de corriger une fausse information, mais d’expliquer calmement ce que dit le droit sur un sujet sensible et abondamment commenté : les conditions d’aménagement de peine pour un ancien président condamné. L’article ne part pas d’une erreur, mais d’une question légitime du public, nourrie par des spéculations et des rumeurs.

  • Rectificatif : corriger une erreur ou une interprétation abusive.
    Idéal lorsque l’affirmation fausse circule largement ou influence le débat public.

Exemple : Non, les règles de saisie des héritages ne changeront pas à partir de 2026

Pourquoi c’est un angle rectificatif ? Le site commence par relever une vidéo virale qui affirme une « réforme à venir » permettant à l’État de saisir automatiquement des maisons héritées à partir de 2026.  L’article vérifie le droit : il expose que cette prise en charge existe déjà, qu’aucune nouvelle réforme pour 2026 n’est publiée, et qu’il n’y a pas de changement imminent.  Il corrige donc une affirmation inexacte dans le débat public.

  • Contradictoire : présenter une situation où plusieurs lectures juridiques coexistent.
    Utile lorsque la jurisprudence n’est pas totalement stabilisée ou que les interprétations divergent.

Exemple : Gaza : peut-on qualifier les faits perpétrés par Israël de génocide ? (septembre 2025)

Pourquoi c’est un angle contradictoire ? Cet article part d’une question extrêmement sensible et très politisée : certains élus ou experts parlent de génocide, d’autres estiment qu’il est trop tôt pour employer ce terme. Les Surligneurs adoptent un angle qui ne se limite pas à dire “oui” ou “non”, mais met en scène les différentes positions et montre comment le droit encadre cette qualification : définition juridique du génocide, éléments constitutifs, rôle des juridictions internationales, incertitudes factuelles.

Choisir un angle, c’est décider à quelle question principale votre article répondra.

b. Construire un plan clair

Un article de legal-checking doit suivre une structure rigoureuse pour ne pas perdre le lecteur. Un plan simple et efficace consiste à organiser le texte en quatre temps :

  1. Affirmation à vérifier (claim) et vérification

Citer précisément la phrase, sans la déformer, en ajoutant le contexte nécessaire à la compréhension. Préciser tout de suite si l’affirmation est vraie, fausse, à nuancer …

  1. Contexte

Situer l’affirmation dans le débat public : quand, où, dans quel cadre a-t-elle été prononcée ? Fait-elle référence à un débat en cours ? Si oui, et dans le cadre de ce débat, qui mobilise quels arguments et pourquoi ?

  1. Ce que dit le droit

Expliquer la règle applicable : textes, jurisprudences, hiérarchie des normes.

C’est le cœur de l’article : il faut être clair, progressif et précis, et confronter l’affirmation au regard des références juridiques évoquées. Cette construction permet de guider le lecteur tout au long du raisonnement juridique.

Exemple : La libération rapide de Nicolas Sarkozy prouve-t-elle que son incarcération était inutile ?

c. Vulgariser sans dénaturer

Le droit est technique, mais l’article doit rester lisible. Vulgariser ne consiste pas à simplifier le droit, mais à expliquer sans perdre en exactitude.

Quelques principes :

  • Définir immédiatement les termes essentiels.
  • Éviter le vocabulaire purement juridique sans explication.
  • Reformuler les passages complexes plutôt que les citer intégralement.
  • S’appuyer sur des phrases courtes, une syntaxe claire, et une progression logique.
  • Être précis dans les textes mobilisés en citant toujours les références et en renvoyant vers celles-ci via une note de bas de page ou un hyperlien

Exemple : au lieu d’écrire : « L’administration dispose d’un pouvoir d’appréciation. » in peut expliquer : « L’administration peut décider au cas par cas, selon la situation. ».

Si le jargon peut aider dans la précision des termes, l’objectif reste que le lecteur lise et comprenne l’article. Encore une fois, cela dépend du public visé. Les Surligneurs, par exemple, enlèvent peu les termes jargonneux, mais les accompagnent toujours d’une explication.

Exemple :  « Le principe de neutralité s’impose aux agents publics, pas aux usagers. Autrement dit, les personnes qui assistent aux débats depuis les tribunes ne sont pas tenues à la neutralité religieuse, contrairement aux agents du service, comme les huissiers de l’Assemblée ». .https://lessurligneurs.eu/eleves-voilees-a-lassemblee-nationale-legal-ou-illegal/ 

 d. Citer systématiquement les sources officielles

Pour garantir la transparence et la rigueur, toute affirmation juridique doit renvoyer à la source exacte :

  • jugement d’une affaire
  • article de loi
  • disposition d’un code
  • décision du Conseil d’État
  • arrêt de la Cour de justice de l’UE
  • traité international.

Pour trouver les sources officielles : 

Droit français

Droit européen

Droit international et droits humains 

    • Conseil de l’Europe, HUDOC, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : hudoc.echr.coe.int/

AstuceMARQUEUR, outil développé par Les Surligneurs, est un outil de droit international humanitaire nourri par  +6000 références de droit humanitaire international pour aider les journalistes à formuler leur raisonnement juridique.

 

❌ 4. Les erreurs à éviter

Lorsqu’un article traite de droit, certaines erreurs reviennent souvent. Elles peuvent brouiller la compréhension du lecteur ou affaiblir la rigueur de l’article. 

a. Confondre un discours politique avec une règle de droit

. Une déclaration d’un responsable public, même très assurée, n’a pas valeur de norme.

. Une promesse de campagne, un engagement de ministre, une prise de position sur un plateau télé ne créent pas le droit : elles expriment une intention.

. L’article doit donc toujours distinguer ce qui relève du débat politique de ce qui relève du droit en vigueur.

Pour choisir un sujet juridiquement vérifiable, rendez-vous au module 1.

b. Utiliser des termes juridiques sans les expliquer

. Le vocabulaire du droit peut facilement perdre le lecteur.

. Employer une notion sans l’expliciter crée un effet d’opacité, contraire à l’objectif de vulgarisation, et mobilise le droit comme argument d’autorité alors qu’il doit justement être compris.

c. Parler de “loi” à propos d’un texte qui ne l’est pas

Il est fréquent de voir confondus :

  • une proposition de loi,
  • un projet de loi,
  • un texte adopté,
  • une loi promulguée,
  • ou une loi entrée en vigueur.

Or ces étapes n’ont pas la même portée juridique.

Quand un texte n’en est qu’au stade de la discussion, on écrit par exemple : « La proposition prévoit… », « Le gouvernement souhaite introduire… », et non « La loi dit… ».

Exemple : Suspension ou abrogation de la réforme des retraites : quelles différences ?

d. Oublier la hiérarchie des normes

. Une affirmation peut sembler conforme à une loi, mais être contredite par une norme supérieure : la Constitution, un traité international, ou le droit européen.

. Vérifier cette hiérarchie est indispensable pour éviter de prendre une règle partielle pour la règle entière.

e. Négliger le contexte dans lequel le droit s’applique

Le droit évolue, parfois rapidement. Une mesure peut avoir été modifiée, abrogée ou remplacée. De même, une règle peut s’appliquer différemment selon les situations : territoire, type d’acteur, période, procédure. Un article fondé sur le droit doit toujours se demander de quand date le texte mobilisé et dans quel cadre il s’applique.

Ce module a été rédigé par Les Surligneurs. Créé en 2017 par des enseignants-chercheurs, avocats, juristes et journalistes, le média Les Surligneurs s’est donné pour mission de vérifier les affirmations juridiques prononcées dans le débat public. Leur méthode, le legal-checking, est une déclinaison du fact-checking appliquée au champ du droit. Elle consiste à confronter les déclarations publiques au droit positif (le droit en vigueur) pour déterminer si ce qui est dit est juridiquement vrai, faux ou à nuancer. Cette pratique s’appuie sur une méthode rigoureuse et interdisciplinaire, dans une rédaction unique en France mêlant journalistes et enseignants chercheurs en droit. Le legal-checking répond à une double exigence : Lutter contre la désinformation juridique, qui repose non sur des chiffres falsifiés mais sur une mauvaise interprétation du droit. Préserver la qualité du débat démocratique, en rendant le droit compréhensible et accessible au grand public.

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