Depuis la création du Forum sur l’Information et la Démocratie, quelles sont les dynamiques globales que vous constatez quant à l'état des menaces cyber qui pèsent sur l'espace informationnel et les journalistes ?
Camille Grenier I Depuis les débuts du Forum, il y a eu des scandales d'écoute de journalistes – tel l’affaire Pegasus – et des cas de surveillance massive sur des messageries privées. Néanmoins, pendant quelques années on a eu le sentiment qu'on pouvait bâtir des choses. Il y avait du progrès. L'Europe a d’ailleurs été très leader avec le DSA et le DMA (ndr, Le Digital Services Act et le Digital Markets Act sont deux règlements européens visant respectivement à réguler et encadrer les plateformes du numérique pour favoriser la compétitivité du Marché Unique tout en protégeant les droits fondamentaux des utilisateurs). Aujourd’hui, avec l'alliance entre l'extrême droite et les Big Techs dans certains pays se joue une guerre pour lutter contre toutes tentatives de régulation, de lutte contre la désinformation ou encore contre le cyber harcèlement. L’année 2025 a ainsi été marquée par une sorte de retour en arrière par rapport aux progrès réalisés depuis 2019.
Est-ce que les journalistes sont suffisamment outillés en matière cyber ?
Camille Grenier I Je pense qu’il y a une prise de conscience. Il y a trente ou quarante ans, la sécurité des journalistes concernait davantage leur protection en zone de guerre ou de conflits armés. Aujourd’hui, la cybersécurité fait partie intégrante des discussions et des formations dédiées à la communauté journalistique. Les risques cyber auxquels elle fait face sont multiformes. Il y a les cyberattaques, la cybersurveillance, et le cyberharcèlement qui touche d’ailleurs beaucoup les femmes journalistes. Pour aider les journalistes, nous devons donc à la fois travailler avec les plateformes et les accompagner pour éviter ces situations.
Est-ce qu'Internet et les réseaux sociaux représentent encore des alliés de la démocratie et de la liberté d'information alors qu'il y a une privatisation croissante de ces acteurs ?
Camille Grenier I Une partie de la réponse est oui. Le travail des journalistes est plus simple avec Google, Wikipédia et des chatbots bien entraînés. Une autre partie de la réponse est plutôt non et concerne la privatisation de l'espace public. Internet ce n’est pas seulement Google, Méta et Amazon : d'autres choses existent. Néanmoins, la plupart des utilisateurs n'utilisent que quelques plateformes.
Les mensonges, la désinformation, voyagent plus rapidement sur ces plateformes que les faits.
Une étude du MIT publiée dans Science déjà en 2018 montre que la désinformation circule six fois plus vite sur Twitter (source : Vosoughi, S., Roy, D., & Aral, S. (2018). The spread of true and false news online - Science). Pourquoi ? Les contenus extrémistes et confirmant nos biais sont plus susceptibles d’attirer notre attention. Ces technologies peuvent donc être des alliés du journalisme, mais aujourd'hui elles ne favorisent pas l’accès à une information fiable.
Comment l'Europe peut-elle mettre en place des législations qui puissent vraiment être des contre pouvoirs aux géants de la tech ?
Camille Grenier I Il y a eu une prise de conscience à la fois au niveau européen et au niveau des États. Il faut une série de principes pour réguler les espaces numériques, comme le DSA en Europe et la loi SREN en France. Il est nécessaire d'assurer la mise en œuvre de ces textes, notamment sur la transparence et l'accès aux données. Or, on réalise toujours le niveau des menaces trop tard. Il fallait traverser l’épidémie du COVID pour que certains comprennent le danger de la désinformation. Ensuite, nous avons vécu la guerre d’agression russe en Ukraine pour saisir notre problème avec RT et Spoutnik. Plus récemment, il nous a fallu Elon Musk à la Maison Blanche pour réaliser qu’il mène une guerre idéologique avec X. Au Forum sur l’Information et la Démocratie, nous construisons une vision plus proactive où les plateformes doivent respecter ces règles pour structurer le débat public en France et en Europe.
Faut-il repenser le modèle économique pour renforcer l’intégrité de l’information, le pluralisme et la démocratie ? Votre proposition de taxe digitale pour financer le journalisme est-elle viable ?
Camille Grenier I La taxe est une mesure particulière pour répondre à un problème structurel. Néanmoins, elle redistribuerait une partie des revenus de ces entreprises aux journalistes et aux médias, en les obligeant à partager la valeur qu’elles tirent des contenus journalistiques. Il y a déjà eu plusieurs exemples en Australie, au Canada avec la loi sur le « Bargaining code ». Cela a fonctionné pendant deux ans, jusqu'au changement d'administration aux États-Unis. Cet enjeu de résilience du journalisme ne résout cependant pas l’enjeu de la distribution de l'information. Il faut aussi des mécanismes assurant la promotion de la fiabilité de l'information, tel la « Journalism Trust Initiative ». En 2019, ces plateformes expliquaient qu’il n’était techniquement pas possible de promouvoir l'information fiable. Durant le COVID-19, Twitter a pourtant mis en place un onglet « Resource Center » comprenant des sources journalistiques et gouvernementales. Cela n’était pas parfait puisque les deux étaient confondues mais cela montre que valoriser l’information fiable est techniquement possible et que la régulation doit l’imposer.
Au-delà du volet législatif, faudrait-il créer des plateformes européennes ou est-ce déjà trop tard ?
Camille Grenier I Les médias traditionnels ont aussi une part de responsabilité. Cinq millions de personnes écoutent la matinale de France Inter chaque matin, ce n’est pas rien ! Face aux campagnes de désinformation sur les médias, les journalistes doivent chercher la confiance des citoyens et garantir l’intégrité de l’information. Par ailleurs, il y a eu de nombreuses tentatives d’alternatives éthiques à Facebook. Néanmoins, c’est très difficile pour deux raisons. D'une part, en raison de l'effet de réseau. Par exemple, il y a eu un relatif transfert des utilisateurs sur Bluesky et Mastodon, mais beaucoup de choses continuent de se passer sur X. Pour agréger autant d’utilisateurs, il faudrait les moyens de la Chine avec TikTok. L’enjeu central concerne les pratiques anticoncurrentielles des entreprises. Quand Facebook rachète Instagram, il met de côté un concurrent potentiel. Or cela est néfaste. Philippe Aghion, Prix Nobel d'économie 2025, montre que l'État doit être garant de la bonne concurrence afin de favoriser les dynamiques d'innovations et de destructions créatrices. Aujourd'hui trois ou quatre grandes entreprises ont un quasi-monopole mondial sur la recherche en ligne et les réseaux sociaux.
Il n’y aura pas d'innovation et de nouveaux entrants sans cadres de régulation.
Camille Grenier I Il y a là une opportunité pour l'Union Européenne de créer des entreprises qui intégreraient dès la conception - by design - des régulations tel le DSA.
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Cette interview a été rédigée par Ninon Bonnet de Paillerets, étudiante en Master Communication, Médias et Industries Créatives à Sciences Po Paris. Elle collabore avec Cyber for Good à travers l’Impact Studio de Sciences Po Paris.
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