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Directeur général de Les Surligneurs

Vincent Couronne : « Le droit est le langage de la démocratie »

À l’ère de la désinformation, le droit devient un référentiel essentiel pour éclairer le citoyen. Le legal checking, méthode rigoureuse de vérification des discours politiques, médiatiques ou virales, s’impose comme un outil clé pour préserver l’intégrité de l’information et renforcer la démocratie. Comment cette approche, inspirée du fact-checking, permet-elle de démêler le vrai du faux dans un espace public saturé d’affirmations controversées ? Échange avec Vincent Couronne, fondateur de Les Surligneurs, pour comprendre comment le droit doit rester un outil et un langage commun entre institutions, médias et citoyens.

Qu’est-ce que Les Surligneurs ?

Vincent Couronne I Les Surligneurs est un média indépendant fondé en 2017, spécialisé dans la lutte contre la désinformation politique. Ils sont à l'origine du concept de legal checking, une méthode journalistique qui confronte les propos publics au droit en vigueur, afin de préserver la qualité du débat démocratique. Leur mission ? Préserver l’État de droit en améliorant l’intégrité de l’information. Pour cela, ils réunissent une équipe mixte de juristes et de journalistes qui travaillent ensemble pour décrypter le discours politique, expliquer le droit et corriger les erreurs factuelles ou juridiques dans l’espace public.

Ils sont membres du SPIIL, le syndicat de la presse indépendante, et certifiés par l’International Fact-Checking Network (IFCN) et par l’European Fact-Checking Standards Network (EFCSN), garantissant leur indépendance et leur rigueur méthodologique.

Son fondateur, Vincent Couronne, est chercheur en droit public et enseignant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, spécialisé en droit européen : "En 2017, peu de temps après avoir soutenu ma thèse de doctorat à l’École de droit de la Sorbonne, j’ai fondé Les Surligneurs pour combler un vide entre le monde universitaire et celui des médias : les juristes produisent une connaissance précieuse, mais souvent inaccessible au grand public". Son objectif ? Mettre cette expertise au service de l’information et de la démocratie.

Qu’est-ce que le legal checking ?

Vincent Couronne I Le legal checking est une méthode de vérification journalistique appliquée au droit. Il s’agit de confronter les déclarations publiques — politiques, médiatiques, ou virales — au droit positif, c’est-à-dire aux normes en vigueur et à la jurisprudence.

Concrètement, là où le fact-checker classique vérifie des faits, le legal checker vérifie l’exactitude juridique : une affirmation peut sembler vraie politiquement ou économiquement, mais être fausse en droit. 

Cette méthode, née avec Les Surligneurs, mobilise un raisonnement juridique rigoureux tout en gardant une approche journalistique pédagogique. Mais nous faisons aussi du pur fact-checking, surtout depuis que nous faisons partie du programme de vérification des faits de Meta.

Quelle est la différence avec le fact-checking ?

Vincent Couronne I Le fact-checking vérifie les faits : telle vidéo virale est-elle générée par IA ? telle personnalité politique a-t-elle vraiment dit ce propos qu’on lui prête ? Ce travail nécessite la plupart du temps de l’enquête pour démêler le vrai du faux.

Le legal-checking, lui, vérifie les arguments juridiques : ce qu’un responsable politique ou un média affirme être permis ou interdit par la loi, la Constitution ou le droit européen. Et la réponse vient des juristes que nous consultons et dont nous vérifions la compétence, leur positionnement théorique, l’absence de conflits d’intérêts, etc. 

En réalité, le legal-checking est une forme particulière de fact-checking. Le fact-checking consiste à vérifier l’ « exactitude des chiffres et des affirmations énoncés dans un texte ou un discours », comme le définit le chercheur Laurent Bigot. Dans ces conditions, le legal-checking a la même finalité. C’est la méthode qui change, car le droit offre une marge d’interprétation parfois importante, dans laquelle il faut savoir naviguer et avec les bons chercheurs.

Dans un contexte politique, géopolitique et numérique complexe, que représente le droit dans notre société et notre démocratie ?

Vincent Couronne I Le droit est le langage de la démocratie. J’avais dit à l’occasion d’une conférence il y a quelques années que c’est l’architecture de notre démocratie. C’est lui qui fixe les règles du débat public, encadre le pouvoir, protège les libertés et garantit la responsabilité des acteurs publics.

Mais aujourd’hui, le droit est en crise. Historiquement, les libertés ont été protégées pour s’opposer à la tentation totalitaire de l’État et ses gouvernants. Il fallait protéger les citoyens contre l’État. Or, la révolution numérique est en train de changer radicalement la donne, notamment, même si ça n’a pas commencé avec elle, depuis l’explosion de l’IA générative. La puissance de marché des géants de la tech devient incontrôlable. Le potentiel de contrôle sur nos vies est inquiétant : quelle sera, demain, l’autonomie de notre volonté ? Le droit paraît sinon impuissant, du moins désarmé. Alors que les droits humains ont été établis pour lutter contre les dérives autoritaires d’un État centralisé, ils doivent ici nous protéger d’une technologie structurellement décentralisée et opaque. Il faut réinventer le droit pour qu’il demeure le langage de la démocratie.

Le droit fixe les règles du débat public, encadre le pouvoir, protège les libertés et garantit la responsabilité des acteurs publics.

Aujourd’hui, le numérique représente-t-il un danger pour la démocratie ?

Vincent Couronne I Oui, dans la mesure où il accélère et amplifie la désinformation. Les réseaux sociaux favorisent les contenus courts, émotionnels, polarisants, tout ce qui est contraire à la complexité du monde qui nous entoure. Dans L’Âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff montre bien comment le numérique a permis à quelques entreprises de se lancer à l'assaut du contrôle de nos vies.

Mais le numérique est aussi une opportunité formidable : il permet de diffuser des connaissances à grande échelle et d’outiller les citoyens pour comprendre le monde. C’est tout l’enjeu de notre travail : rappeler à nos lecteurs que le droit est là pour les protéger. Nous n’inventons rien, les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 l’avaient déjà écrit dans le Préambule : « considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Il faut arriver à faire en sorte que le numérique devienne un outil de protection de la démocratie.

Le droit est-il suffisant pour protéger l’espace informationnel numérique en France et dans l’UE ?

Vincent Couronne I Plus le temps passe, plus je pense que le droit ne peut parvenir, en l’état actuel, à protéger notre espace informationnel numérique. Le Digital Services Act (DSA) ou la loi française sur la manipulation de l’information constituent des avancées, mais elles peinent à encadrer la rapidité et la complexité des phénomènes de désinformation.

On ne peut pas se contenter de co-régulation entre autorités publiques et géants du numérique.

Dans le monde instable que nous connaissons désormais, ce que l’historien Adam Tooze appelle un monde en polycrise, on ne peut pas se contenter de co-régulation entre autorités publiques et géants du numérique : la Commission européenne (puisque c’est d’elle qu’on parle) est incapable de faire appliquer le DSA tant que l’UE dépend des USA pour sa sécurité face à Vladimir Poutine, et les géants du numérique profitent de cette faiblesse pour soutenir le chantage de Donald Trump à l’encontre des Européens. Meta menace de mettre un terme au partenariat avec les médias qui luttent contre la désinformation en Europe, en violation de ses engagements vis-à-vis de la Commission, et l’exécutif européen, en face, est anémique, au moment où se joue l’avenir de l’intégrité de l’information.

Si vous pouviez rédiger une nouvelle loi pour encadrer le numérique, que proposeriez-vous ?

Vincent Couronne I Je proposerais de mettre un terme aux grandes plateformes numériques. Si ces plateformes, qui posent des risques systémiques pour les droits fondamentaux, la santé humaine ou encore les processus électoraux, ne sont pas capables de ne plus poser de tels risques, alors il faut faire en sorte qu’elles ne puissent pas atteindre une taille critique.

L’histoire aurait pu être différente, il n’a jamais été inéluctable que des mastodontes en mesure de servir d’outil de manipulation puissent émerger. Ce qu’on appelle la Section 230 aux États-Unis ou encore la directive « commerce électronique » en Europe, et qui limitent grandement la responsabilité des plateformes pour les contenus qu’elles hébergent, n’étaient pas une fatalité. « Small is beautiful » : la loi pourrait faire en sorte que notre monde soit peuplé de petits réseaux sociaux, d’une multitude de plateformes de streaming vidéo.

Quoiqu’il en soit, cette loi imposerait aussi aux plateformes numériques le pluralisme algorithmique. De la même manière que la loi Bichet de 1947 avait acté le principe d’une distribution universelle des titres de presse dans tous les points de vente, une loi pourrait forcer les plateformes à rendre les systèmes de recommandation existants plus transparents et faire en sorte qu’ils puissent être paramétrés facilement, afin de tenir compte des préférences diverses des utilisateurs. Il pourrait même permettre à des tiers de pouvoir proposer des algorithmes de recommandation. Cela permettrait de redonner à l’utilisateur un pouvoir d’agir sur les contenus auxquels il souhaite être exposé en ligne.

Les Surligneurs ont-ils été victimes de cyberattaques ? Si oui, comment avez-vous réagi ?

Vincent Couronne I Oui, comme beaucoup de médias indépendants, nous avons déjà subi des tentatives d’intrusion et des attaques par déni de service.

Notre sécurité numérique a en conséquence été renforcée. Mais surtout, nous voyons ces attaques comme la preuve que notre travail dérange : elles confirment l’importance de défendre un espace d’information libre, fondé sur le droit et les faits.

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